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-Mémoires de Tlön

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Nos voisins éloignés nous étonnent par leur formidable amnésie. L’étonnement est tel que les plus grands savants tlöniens se sont réunis pour réfléchir à cette nouvelle évolution des sociétés limitrophes. Ne perdant jamais une occasion de se frotter à l’altérité, fut-elle radicale, le tlönien aime en effet comprendre ce qui n’est pas lui, ce qui lui est radicalement étranger. Étude des trous de mémoire collectif.

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Les citoyens et les citoyennes de la République de Tlön se doivent de ressentir une solidarité avec tout être humain, une solidarité qui va au-delà d’un simple principe d’empathie. Qui sait, l’autre à beau être l’Autre, comme dit un vieux proverbe tlönien « Nous sommes peut-être frères ». Et nos frères et sœurs qui se croient occidentaux ‘à l’ouest de quoi, je vous le demande, le Japon est à l’ouest de Seatttle) ont des problèmes de mémoire. La professeure tlönienne Sophie Poirot Delpech faisait récemment un lien entre la disparition de l’exercice de transmission des récits par les anciens et la multiplication des cas d’alzheimer chez ces mêmes anciens dans les sociétés occidentales modernes. Plus simplement, elle notait que cette mémoire ne passant plus par un récit mille fois répété, mille fois réinterprété mais par des support manipulés rationnellement, devenait formelle. Elle perd sa puissance d’intégration, sa puissance affective.


Mais enfin, nos braves petits occidentaux manquent de toute forme de mémoire vive. Ils ne connaissent plus de poésie par coeur, plus d’adresses, plus de numéros de téléphone, plus de ces codes dont ils parsèment leur existence. Toute cette mémoire est informatisée. Ils se souviennent de leurs rendez-vous grace à des agendas électroniques dits doodle. Quant au significations des cérémonies ou de telle ou telle forme de civilité, c’est l’affaire des dandys, des érudits et des fous que de les connaître. Ces modernes ont abandonné leur mémoire vive, tout ce qui doit être enregistré le sera non plus à l’intérieur de chaque esprit mais dans des bases de données maitrisable par la collectivité. Ce faisant, ces données ne seront plus apprises par coeur et ne feront plus l’objet d’une appropriation affective. C’est une chose d’avoir l’Illiade sur un fichier PDF, une autre que de le connaître par coeur et de devoir le réinterpréter pour le transmettre.

Il y a, au coeur de nos préoccupations contemporaines, une grande absence : l’histoire. Non pas l’Histoire en tant que discipline universitaire; non pas l’histoire en tant que travail de mémoire. C’est de l’histoire comme récit qu’il s’agit, de la narration, de ce moment arraché au fonctionnement et accordé à une parole errante, cyclique, débonaire en ceci qu’elle ne cherche pas à démontrer ou à poser des certitudes mais au contraire à ébaucher un tableau. Comment raconter l’identité nationale ? Comment raconter les maladies mondiales ? Comment raconter l’avènement de la gestion de la nature, la prise de pouvoir définitive de l’humain sur la création ? Quelles sont les conséquences de la disparition  progressive de la puissance narrative et de l’habitude de la narration ? Quand on consulte régulièrement la presse, on est confronté à un fil continu d’informations sans cesse revivifié, sans cesse rendu glissant et qui ne relève en rien de l’histoire. Qu’est-ce que l’historicité apporterait ? Elle permettrait de mettre au centre de la communauté non seulement un sens mais encore une matière discutable et appropriable. On aurait pu, par exemple limiter le fameux débat à un concours d’histoire de la communauté. Comment raconter la naissance et la croissance de la communauté? S’agira-t-il de la naissance de la nation dans les huttes d’ancêtres gaulois ? Parlera-t-on plutôt d’un village construit par accumulation de vagues d’immigration ?  Comment raconter la mort d’un proche sans justement construire un récit collectif et en même temps modifiable sur ce qu’il va lui arriver. L’imaginaire collectif accueille le mort et le prend en charge dans sa nouvelle detinée en tant que symbole. Par ailleurs, on ne prend pas le temps, lors des cérémonies funéraires de raconter l’histoire du mort, pendant de longues heures, glorifiant, rappelant, resituant le mort dans sa vie, dans sa famille, dans son clan…

 

Ce qui est amusant, au-delà de toute théorie sur la mémoire collective que nous laissons à Halbwachs et à Sophie Poirot Delpech, c’est que les occidentaux ont oublié l’importance politique de la mémoire collective. Ils savent bien qu’on peut la travailler, la manipuler mais c’est pour eux un enjeux patrimonial ou éthique. Ils n’incluent pas la mémoire vive dans cette valorisation politique du travail mémoriel. Or un citoyen qui ne peux plus se souvenir sans avoir recours à un moyen régulé collectivement est soumis à la coercition jusque dans la mobilisation de ses souvenirs. La rhétorique, en tant qu’art de demander des comptes, à disposition de chacun, incluait déjà des exercices mnémotechniques. L’indépendance de la mémoire est une indépendance politique.


Un reporter tlönien en mission de reconnaissance dans un syndicat étudiant s’étonnait grandement devant le mode de mobilisation des jeunes révolutionnaires. Ils avaient oubliés Victor Serge. Établissant leur liste de contact par courriel, ils établissaient des doodle pour leurs réunions, offrant ainsi la possibilité d’une surveillance aisée et détaillée et se créant une nouvelle dépendance à un macro-système technique.


A Tlön, il n’en est pas ainsi. Nous savons, ou du moins il nous fait plaisir de croire que nous savons que la mémoire est une liberté fondamentale. Chacun consent à incorporer dans sa mémoire certains éléments de mémoires collectives à la condition sine qua non que ce contenu mémoriel sera transmis individuellement, par le biais d’une appropriation affective, d’une interprétation. Ainsi, chacun se maintient libre et simultanément en relation signifiante, affective avec le reste de la communauté. Ainsi, notre liberté à une sens, de même que les contraintes que nous nous imposons.


Nous nous racontons des histoires parce qu’il ne nous a pas été donné de constater qu’un autre loisir produisait autant de joie, de distraction et de lien avec si peu de moyen. Cette pratique est doublement écologique. Sans dépenser autre chose que de la salive, on perd du temps à se mettre en scène collectivement, c’est à dire à un faire travail conscient et commun pour redéfinir sans cesse notre façon d’habiter ce monde. Nous ré élaborons sans cesse notre scène de l’action sociale. Ce rite n’a aucune efficacité économique mais il a une grande efficacité symbolique. Il maintient la société cohérente. Nous mettons de l’âme dans les histoires, puis nous mélangeons les histoires, mélangeant ainsi les âmes entre elles, créant ainsi des liens de reconnaissance réciproque célébré à l’occasion de chaque palabre ou de chaque veillée.


Par ailleurs, les Tlöniens est persuadé de perdre une partie de lui-même dans les aides mémoires. Ce qu’il peut retenir, il le retient. Ce qu’il ne peut pas retenir, il le laisse de côté. Ce nouvelle donné est probablement superfétatoire. Les Tlöniens ne cherchent pas à agir plus mais au contraire à en faire le moins possible afin de ne pas consumer le monde trop vite. Il n’ont donc pas besoin qu’un support externe renforce leurs capacité de mémoire. Ils ne font que ce dont ils sont capables de se souvenir, que ce qui est susceptible de faire l’objet d’une véritable appropriation. Au regard du mode de vie des occidentaux, les Tlöniens ont donc une double ration de vie, ou pour le moins une vie beaucoup mieux appropriée.


Ah, je savais bien que les Occidentaux étaient nos frères. Sinon, qu’auraient-ils fait un tel effort pour nous montrer comme notre vie est belle au regard de la leur.


Salut et joie,


Tlön de Tlön,

Le dibur de Brak en route.

(Les Tlöniens ne chiffre ni ne mesurent le temps, ils trouvent cela irrespectueux envers ce pauvre temps qui va son chemin aléatoire tranquillement, sans rien demander à personne).

 


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